Étienne Plamondond-Emond | Québec Science

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Installation du premier collecteur de brouillard dans la réserve de San Juan, au Mexique, en janvier 2020. Image: Permalution

Permalution met au point des installations pour mieux évaluer et exploiter une source d’eau inépuisable : le brouillard.

En voyage en Californie en 2015, alors que l’État de la côte Ouest traverse une sécheresse historique, Tatiana Estevez Carlucci est surprise par le contraste : la détresse des fermiers fait les manchettes, mais, de sa fenêtre, elle voit la ville de San Francisco enveloppée d’un épais brouillard. « Je me suis demandé comment on pourrait utiliser cette source d’eau au-dessus de notre tête ! »

Cette diplômée en administration, enfant de deux parents à la fois ingénieurs et entrepreneurs, imagine un outil pour recueillir les fines gouttelettes en suspension de manière à irriguer des terres agricoles. Elle fonde l’entreprise Permalution autour d’un concept de collecteur d’eau de brouillard grâce auquel elle atteint la finale d’un concours organisé par la Singularity University, un incubateur soutenu par Google et la NASA dans la Silicon Valley.

Collecter l’eau de brouillard, en soi, n’est pas nouveau. Depuis des décennies, des communautés éloignées de toute source d’eau potable au Chili, au Pérou ou au Maroc le font à l’aide de vastes filets. La brume perle dans leurs mailles et devient une source précieuse d’eau douce. Mais Permalution a voulu se démarquer par sa capacité à mesurer quel endroit est propice à cette « cueillette », alors que les données de ce genre sont inexistantes. Les spectromètres de multiples stations météo donnent bien un indice de visibilité en cas de brouillard, notamment pour assurer la sécurité du transport aérien. « Mais ce ne sont pas des données utiles pour la collecte d’eau de brouillard », juge Tatiana Estevez Carlucci.

Après un bref retour au Canada, la Québécoise d’origine argentine part en 2016 au Mexique. Même si elle y travaille à la création de jardins sur des friches de Guadalajara, elle n’abandonne pas son idée. Elle l’explique de nouveau au cours d’un sommet organisé par la branche mexicaine de la Singularity University à Puerto Vallarta. Sa présentation trouve de l’écho auprès du Secrétariat du développement durable du Nayarit. Cet État du Mexique est exposé de manière récurrente tant au brouillard qu’aux incendies de forêt. Il aimerait bien disposer de mares artificielles créées par les filets de Tatiana Estevez Carlucci. Elle érige pour lui, à deux endroits dans la réserve de San Juan, une installation qu’elle a conçue pour analyser le potentiel d’une région brumeuse. Il s’agit de mâts munis d’un petit filet en hauteur et d’une foule de capteurs alimentés à l’énergie solaire.

En cours de route, des biologistes du Secrétariat lui font part de leur besoin pour la conservation de deux espèces d’orchidées : Vanilla pompona et Cypripedium irapeanum. Un projet démarre aussitôt pour installer un collecteur qui irriguera une serre dans laquelle seront cultivées ces fleurs inscrites sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature.

Tatiana Estevez Carlucci en peaufine la configuration. Plusieurs chercheurs du monde s’échinent à améliorer les filets des collecteurs de brouillard, dont des équipes du Massachusetts Institute of Technology et de l’Université Virginia Tech. Mais rares sont ceux qui explorent d’autres façons de les déployer. « Ce sont presque tous de grands filets de tennis, illustre-t-elle. Avec le vent, cela crée l’effet d’un parachute et c’est un problème. » La membrane se déchire ou projette l’eau captée à l’extérieur de la gouttière. Pour éviter cette situation, elle met en place ses filets de manière à former un zigzag.

En parallèle, elle obtient des bourses de quelques fondations et remporte en 2019 le concours international d’innovations Unleash+, qui vise à répondre à des objectifs de développement durable. Mais la COVID-19 vient bousculer les plans de l’entrepreneuse en 2020. Le projet de mare est mis sur la glace et Tatiana Estevez Carlucci revient en vitesse au Québec. Restée sur place, sa collègue Priscilla Casillas Muñiz termine le montage du collecteur pour la serre d’orchidées. C’est un succès : les filets d’un total de 16 m2amassent entre 60 et 150 l d’eau par jour !

À Sherbrooke, Tatiana Estevez Carlucci continue de recevoir les données téléchargées là-bas par un employé de la réserve. Depuis 2021, elle a intégré l’Accélérateur de création d’entreprises technologiques. En plus de consulter des experts en propriété intellectuelle de l’Université de Sherbrooke, elle collabore avec Sébastien Langlois, professeur au Département de génie civil et de génie du bâtiment du même établissement.

Ce dernier amorce une analyse de la structure du collecteur d’eau de brouillard, qu’il mettra à l’épreuve dans des modèles informatiques pour connaître sa résistance à diverses charges ou aux intempéries. Même si le projet demeure en marge des travaux de son groupe de recherche, il s’harmonise bien à ses activités, signale le chercheur, qui travaille habituellement sur les tours de télécommunication ou les pylônes pour les lignes de transport d’énergie. « Comme c’est un type de structure qui n’est pas encore bien établie, le champ reste plus ouvert pour trouver les bonnes façons d’en déterminer la configuration », s’enthousiasme-t-il.

« Au Canada, comme il n’y a pas une perception de manque d’eau, c’est difficile de convaincre les gens que c’est une bonne idée », constate néanmoins Tatiana Estevez Carlucci. Malgré tout, son rêve ne semble pas près de s’évaporer.

Comment ça marche

1. Un mât est doté d’instruments communs à une station météo (anémomètre, girouette, hygromètre, pluviomètre), en plus d’un « neblinomètre », un outil créé de toutes pièces par Permalution qui mesure la quantité d’eau collectée du brouillard à partir d’un filet et la distingue de celle de la pluie grâce à un réservoir fermé et muni d’un capteur.

2. Un appareil alimenté à l’énergie solaire conserve toutes les données enregistrées sur place. Une personne les télécharge sur son cellulaire à l’aide d’un point d’accès à Internet sans fil (hotspot) et les verse dans une application mobile.

3. Après avoir amassé des données concluantes pendant plusieurs mois, un collecteur est monté au bon endroit et dans le sens le plus adéquat, entre autres pour tirer profit de la direction la plus fréquente prise par le vent.

4. Dans les mailles de filets en polypropylène, le brouillard se transforme en gouttelettes, qui s’écoulent dans une gouttière, puis dans une citerne.